Quel avenir pour Bluefactory?

Le 13 juin prochain, les Fribourgeois voteront sur un soutien de 25 millions de francs au quartier d’innovation Bluefactory. Débat entre le conseiller d’Etat Olivier Curty, ministre de l’Economie, et l’un des référendaires, le député UDC Nicolas Kolly.

Monsieur Kolly, votre référendum vise-t-il à enterrer définitivement ce qui devait à la base être un fleuron de l’économie fribourgeoise?

Nicolas Kolly
: Non, en aucun cas. Je pense même que ce référendum est une chance pour le développement de Bluefactory. Il faut savoir que les Fribourgeois sont très attachés à ce site. C’est celui de l’ancienne brasserie Cardinal, fondée en 1788. Il y a donc une histoire forte. Et les attentes des Fribourgeois et des députés sont à la haut eur de cet attachement. Mais le bilan intermédiaire déçoit fortement.

Monsieur Curty, de loin, Bluefactory ressemble à un vaste terrain vague. Près de dix ans après son lancement, ce quartier d’innovation est-il vraiment conforme aux attentes?

Olivier Curty
: Oui, je l’espère. Il y a actuellement 340 emplois sur ce site alors qu’à la fin, la brasserie Cardinal n’y employait que 60 personnes. Aujourd’hui, Bluefactory héberge des entreprises avec une renommée nationale comme Bcomp ainsi qu’une antenne de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne. Le site répond donc aux attentes. Malheureusement, nous jouons à guichets fermés depuis plusieurs années. En ce moment même, 10 sociétés, représentant 50 emplois, sont intéressées à venir s’installer à Bluefactory mais ne peuvent pas le faire car il n’y a plus de place.

NK: Nous pouvons voir le verre à moitié plein, comme le fait le Conseil d’Etat. De notre côté, nous voyons plutôt le verre à moitié vide. Au moment de son lancement, 1000 à 2000 emplois étaient annoncés sur ce site. Mais pour l’heure, il n’y a que 340 personnes qui travaillent là, dont une bonne partie sont des fonctionnaires. Il s’agit donc d’emplois subventionnés. Cela reste décevant. Si nous avons lancé ce référendum, c’est pour pouvoir débattre et repartir sur de nouvelles bases afin d’obtenir enfin ce qu’on nous promettait au départ, à savoir un parc technologique amenant de la richesse et de nombreux emplois à haute valeur ajoutée à notre canton.

N’est-il pas paradoxal de vouloir développer ce site tout en refusant de lui accorder les 25 millions de francs demandés?

NK: Non, ce n’est pas paradoxal. Nous serions prêts à investir plus, et même nettement plus que le crédit sur lequel nous voterons au mois de juin. Mais pas pour que Bluefactory continue d’aller dans la direction prise jusqu’à maintenant.

Monsieur Curty, le canton de Fribourg n’est-il pas trop timide? D’autres régions, comme le Valais, ont mis davantage de moyens pour développer l’innovation…

OC: Non, je pense que nous sommes raisonnables. Ces dernières années, nous avons abattu un travail de titan. Et maintenant, nous sommes prêts pour commencer la construction du bâtiment B, à vocation purement commerciale, afin d’avoir plus de place à disposition pour accueillir des entreprises. Nous avons le permis de construire depuis le 4 novembre 2020. Et la mise à l’enquête pour la construction du bâtiment du Smart Living Lab a eu lieu en mars de cette année. Tout est donc prêt pour que ce site puisse enfin se développer. Mais pour cela, il faut un capital de base.

Selon le Conseil d’Etat, ces 50 millions de francs (en tenant compte également de la part que paiera la ville de Fribourg, qui se monte aussi à 25 millions) doivent ensuite permettre à Bluefactory de s’autofinancer. Est-ce un objectif réaliste?

OC: Nous avons travaillé sur ce plan financier durant 18 mois. Et ni les deux commissions parlementaires l’ayant examiné, ni le Grand Conseil ne l’ont contesté. Tout le monde a au contraire reconnu la qualité du dossier. Nous ne voulions pas faire du saucissonnage. C’est pourquoi nous avons défini un objectif sur la durée, jusqu’en 2029. Et si on nous donne l’occasion de travailler et de commencer les constructions, je n’ai aucun doute sur le fait que ça va fonctionner.

NK:
Ce discours-là n’est pas sérieux car il occulte le passé. Le premier investissement de la part du canton date de 2013. A l’époque, le business plan prévoyait une rentabilité dès 2018. Cet objectif n’a pas été atteint. En 2016, une aide complémentaire a été accordée. Le nouveau business plan annonçait une rentabilité complète en 2023. Ce second business plan n’a pas non plus été respecté, d’où cette demande de recapitalisation sur laquelle nous voterons. Ce serait donc la moindre des choses que le troisième business plan ne soit pas totalement erroné.

OC
: Je rappelle que le cabinet de conseil en immobilier Wüest Partner a estimé la valeur actuelle de Bluefactory à 63 millions de francs. Alors faisons le calcul. A la base, le site a coûté 25 millions de francs. Et il y a eu des prêts hypothécaires, d’une valeur de 18 millions de francs. Il y a aussi eu des prêts du canton et de la ville de Fribourg à hauteur de 5 millions de francs chacun, soit 10 millions au total. Actuellement, la plus-value pour les actionnaires est ainsi de 10 millions de francs. Alors où est le problème? L’Etat a même fait une affaire.

NK
: Ce que dit Monsieur Curty est juste, mais n’est pas complet. Pour prendre la mesure des moyens engagés, il faut tenir compte des investissements dans leur globalité. En tenant compte de l’argent investi dans les différentes plateformes qui existent sur le site de Bluefactory, ce sont bien environ 130 millions de francs qui ont été déboursés jusqu’à maintenant, par exemple pour soutenir le Swiss Intégrative Center for Human Health ou le Smart Living Lab. Je précise que cela comprend les engagements du canton, de la commune de Fribourg et de la Confédération.

OC
: Vous mélangez des pommes et des poires. Ici, nous ne parlons effectivement que de la société immobilière Bluefactory Fribourg-Freiburg SA (propriété à parts égales de la ville et du canton de Fribourg, ndlr), dont le bilan est très intéressant avec, comme je le disais, la réalisation d’une plus-value de 10 millions de francs. L’association de soutien up Fri Up, qui existe depuis 30 ans, est par exemple logée aujourd’hui à Bluefactory. Mais cela ne veut pas dire qu’on peut ajouter comme ça son budget aux dépenses globales du site. Tout cela n’a rien a voir avec Bluefactory. Si Bluefactory mtétait pas là, Fri Up existerait quand même.

Lors du débat au Grand Conseil, deux visions sont apparues: d’un côté un quartier mêlant recherche scientifique, activités culturelles et coopératives d’habitation, de l’autre un espace pour accueillir des entreprises et créer de l’emploi. Toutefois, cette dimension culturelle a officiellement été définie dans une charte. Et il n’est pas possible aujourd’hui de revenir en arrière…

NK: Bien sûr que c’est possible. Cette charte a été l’une des principales erreurs stratégiques commise par Bluefactory, laquelle découle d’une autre erreur stratégique, à savoir d’avoir développé ce site conjointement avec la ville de Fribourg, alors que les majorités politiques et surtout les attentes des citoyens ne sont pas les mêmes en ville de Fribourg que dans le reste du canton.

OC: Cette charte est souvent citée, mais je ne sais pas si quelqu’un l’a vraiment lue. C’est un document d’une vingtaine de pages qui fixe les principes d’utilisation du site. Il est écrit que sont privilégiés les projets scientifiques et technologiques, les projets liés à la création et à l’innovation et les projets liés au développement durable. Il est aussi écrit que ce site se différencie par une intégration urbaine élevée. Et c’est tout. Je ne vois donc pas où est le problème.

Si la population venait à dire non le 13 juin prochain, quel serait le plan B?

NK: Je souhaiterais que le canton reprenne seul la gestion de ce site et qu’il y investisse davantage. Il en a les moyens. Je pense également qu’il faut qu’un large débat ait lieu avec la ville de Fribourg. Car il y a d’autres sites à développer, comme la Prison centrale ou la caserne de la Poya, qui doivent bientôt déménager. Ce sont des lieux où pourraient se développer des activités culturelles.

Vous parlez donc d’un troc entre la ville et le canton?

NK: Oui, car les compétences entre la ville et le canton ne sont pas les mêmes. Les objectifs non plus. Et ce n’est pas aux citoyens du canton de Fribourg de développer des logements d’utilité publique ou des activités culturelles à Bluefactory.

Monsieur Curty, la semaine dernière lors de sa conférence de presse, le Conseil d’Etat s’est refusé à esquisser un plan B en cas de non. Le ferez-vous maintenant?

OC: Je n’ai pas changé d’avis depuis lors. Je n’ai donc pas de plan B. Mais, comme cela a été dit, il est évident que nous devrons reprendre les discussions à zéro avec la ville de Fribourg. Je ne vois pas le canton développer un site sur le territoire de la ville de Fribourg sans qu’il y ait une forte participation de la commune. Enfin, j’ajouterais que je ne pense pas que nous pourrons offrir davantage que ce que nous offrons aujourd’hui. Et le premier bâtiment que nous voulons construire ne pourra qu’être rentable car il a une vocation purement commerciale.

Article de La Liberté (version pdf)